Étude sur les sculptures préhistoriques (Blanc 1878)

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Blanc 1878

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Blanc E., 1878. Étude sur les sculptures préhistoriques du Val d’Enfer près des Lacs des Merveilles, pp. 72-87, 1 pl. h.t.
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[editor’s note: in this paper, the author, a librarian from Nice, supports the idea that the engravings were the result of the cult of some malevolent deity, terrifying generator of lightning and thunder]

by Edmond Blanc




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Edmond Blanc

ÉTUDE

SUR LES

SCULPTURES PRÉHISTORIQUES DU VAL D’ENFER

PRÈS DES LACS DES MERVEILLES

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I

   De nombreux auteurs déjà, ont parlé des sculptures préhistoriques du Val d’Enfer ; Gioffredo (1) est certainement un des premiers auteurs qui les ait signalées. Fodéré (2), qui ne les avait pas vues, déclare que ce sont des inscriptions cunéiformes accompagnées de bas-reliefs Carthaginois, et les attribue aux soldats d’Annibal. Elisée Reclus (3), réédite Fodéré sans se donner la peine de vérifier la chose ; il s’écarte pourtant un peu de son modèle, car il prétend que les inscriptions sont hiéroglyphiques. En 1868, MM. Moggridge et Dieck, en publièrent quelques dessins qui parurent dans le compte-rendu du Congrès d’archéologie préhistorique de Norwich. En 1875, le docteur Henry et ses enfants, après avoir soigneusement visité les vallées de la région de l’Enfer, ne trouvèrent pas les sculptures, et le docteur Henry, publia, dans les Mémoires de la Société des Lettres, Sciences et Arts des Alpes-Maritimes (4), un article dans lequel il déclarait que les prétendues inscriptions, n’étaient que des stries glaciaires et que jamais aucune sculpture n’avait existé aux lacs des Merveilles. En 1877, le gouvernement français

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(1) Gioffredo, Stor. dell. Alp.-Marit. 1.1. p. 94.
(2) Fodéré. Voy. aux Alp.-Mar. t. I, p. 19.
(3) Elisée Reclus, les villes d’hiver de la Méditerranée et les Alp.-Mar. p. 373, 374.
(4) Dr Henry, une excur. aux lacs des Merv. près Saint-Dalmas-de-Tende, ancien glacier métamorphosé en monument Carthaginois ; in Ann. de la Soc. des Alp.-Mar. t. IV.

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envoya MM. Rivière et de Vesly, pour faire les estampages de toutes ces sculptures. J’ignore si les résultats de cette mission ont été publiés. La même année, M. Léon Clugnet publia, dans la revue d’anthropologie. Les Matériaux pour servir à l’histoire primitive de l’Homme (1), un article accompagné de 4 planches doubles, ou les plus remarquables de ces sculptures sont assez fidèlement reproduites : mais cet auteur a voulu placer ensemble les objets de même nature, sans tenir compte de la façon dont ils sont groupés sur les rochers, ce qui donne une fausse idée de la chose. De tout cela, il ne reste donc que MM. Moggridge et Dieck d’un côté, et M. Léon Clugnet de l’autre, qui aient vus ces sculptures et ni les uns ni l’autre de ces auteurs n’ont cherché à donner une explication satisfaisante de leur présence dans ce vallon perdu.

   Au mois de mai de cette année (1878), me trouvant à Saorge (2), j’eus la curiosité de pousser jusqu’aux lacs des Merveilles, pour vérifier par moi-même les récits des voyageurs qui en avaient visité les environs.

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Sculptures Préhistoriques du Val d’Enfer – Réduction pantographique 1/4 grandeur

   J’accomplis mon excursion, malgré le mauvais vouloir du capitaine des chasseurs alpins, qui envoya à ma poursuite deux de ses hommes, avec mission de m’arrêter et de me ramener à Saint-Dalmas-de-Tende ; mais j’avais été prévenu, et un homme averti en “vaut deux ; je déroutai facilement mes limiers et ce n’est que le soir, après avoir vu et dessiné autant de sculptures quej’en désirais, qu’à mou retour à Saint-Dalmas, mes argousins m’appréhendèrent enfin. Je dois avouer

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(1) Léon Cluguet, sculp. préhist. sit. sur les bords des lacs des Merv. dans les matériaux p. mis. prim. de l’homme. 2° sér. t. VIII, livr. 8, p. 379 à 387. 1877.

(2) Commune du canton de Breil, sur la rive gauche de la Roya à 77 Kil. de Nice sur la route de Tende.

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pourtant, qu’après une longue inspection de mes papiers, et sur la promesse formelle que je leur fis de quitter immédiatement le territoire italien, ils me laissèrent continuer ma route: non sans maugréer contre l’enragé français qui les avait fait courir tout le jour, et le zèle intempestif de leur capitaine.

   Je revins de mon excursion, avec une idée différente de celles qui avaient été émises au sujet de l’origine de ces monuments. J’y suis retourné depuis, et ma conviction première n’a fait que s’accroître. C’est cette conviction que je vais vous exposer aujourd’hui, heureux, si je puis faire passer chez quelques-uns de mes auditeurs, un peu de la foi qui m’anime.

II

   Si l’on veut, de Saint-Dalmas-de-Tende, se rendre au Val d’Enfer, il faut prendre, au sortir de ce village, un petit chemin qui conduit directement au Vallon de la Miniera ou de Vallauria qui en descend, arrivé sur le pont qui traverse le vallon, on prend la rive droite du ruisseau et l’on commence l’ascension. Ce sont d’abord des châtaigniers séculaires et de riches et fraîches prairies émaillées de fleurs alpestres, au milieu desquelles on rencontre çà et là, quelques blocs erratiques, immenses témoins du glacier qui remplissait autrefois la vallée; quelques-uns de ces blocs, isolés au centre de petites clairières, rappellent au touriste les menhirs celtiques de la Bretagne, d’autres, couverts de mousses et de campanules, font l’effet de ces corbeilles fleuries, que l’on admire aux étalages des fleuristes en renom ; joignez à cela, l’allure gaie et sautillante du ruisseau que l’on côtoie, et tâchez de vous faire une idée tant soit peu juste de ce pittoresque coin des Alpes. A mesure que l’on s’avance dans la vallée, le chemin qui était d’abord en pente assez douce, s’élève rapidement et l’on sort promptement de la superbe région des châtaigniers, pour entrer dans celle des sapins; l’aspect change alors, ce sont toujours de grands blocs erratiques moutonnés ou striés, ce sont encore de riches pâturages, mais au lieu des grands et frais ombrages des châtaigniers,

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çà et là quelques arbustes et de rares sapins. En revanche la Miniéra blanchissante d’écume, bondit majestueusement au fond du vallon, et les sommets environnants commencent à apparaître : on distingue d’abord, à droite la cime noire de l’Agnelino, la colla di Vergo et la Testa di Grio, qui domine Tende. Ces coteaux sont bien boisés, et les mélèzes au noir feuillage, couvrent tous les sommets; tandis que sur la gauche, le versant dénudé, couvert de roches escarpées, qui ont l’aspect de ruines monumentales, s’élève brusquement jusqu’au sommet de la Nauca à 2207 mètres au-dessus du niveau de la mer. Mais le sentier devient de plus en plus ardu, et bientôt, après une assez pénible ascension, l’on arrive aux Conventi, agglomération de huit à dix pauvres cabanes habitées par des pâtres et des bûcherons; je n’y rencontrai, pour ma part, que quelques enfants joufflus qui jouaient au soleil comme de jeunes chats; un gros chien, peut-être commis à leur garde, sommeillait à demi : au bruit de mes pas, l’intelligent animal releva la tête, mais probablement rassuré par ma tournure, il reprit tranquillement son demi sommeil et je passai rapidement.

   A partir de ce point, la nature change de nouveau d’aspect, on se sent déjà sur les hauts plateaux, les gentianes, les myrtilles, les saxifrages poussent entre les sapins et les mélèzes. Dans les endroits ombrés, s’épanouissent la pensée, la violette et de nombreuses variétés d’orchidées. La fraise abonde, une herbe courte et drue couvre le sol et l’on aperçoit au loin, les sommets dénudés du Bego et de la cime du Diable. L’ascension devient pénible, on passe devant la pittoresque vallée

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de Casterino et après vingt minutes de marche, on arrive à la mine, on a fait alors la moitié de la route et l’on a marché trois heures environ.

   La mine de Vallauria, autrefois exploitée par les romains, et plus tard par les sarrazins, fournit un bon minerai de plomb argentifère mélangé de quelque peu de pyrite de cuivre. Le minerai est enrichi à la mine même, pour éviter des frais de transport. On se sert de cylindres broyeurs pour le réduire eu poudre, il est ensuite lavé à l’aide de tables branlantes et tournantes, jusqu’à ce que, suffisamment enrichi, il soit transporté sur la route, à l’aide de chariots pendant l’été et de traîneaux pendant l’hiver.

   Autour de la mine, se sont groupées une trentaine de maisonnettes où habitent les ouvriers et les employés avec leurs femmes et leurs enfants, et je ne sais s’il faut attribuer cela à l’altitude, qui dépasse dix-huit cent mètres, mais les femmes y sont singulièrement fécondes, car l’on ne voit, dans tous les coins, que des grappes de charmants galopins, qui semblent avoir été détachés des meilleures toiles de Boucher.

   En quittant la mine, on traverse une plaine dans laquelle se voient de beaux bouquets de mélèzes et quelques groupes de châlets pittoresquement placés ; la branche-mère du ruisseau s’est divisée en une infinité de bras, qui s’égarent capricieusement à droite et à gauche, formant de jolies petites îles couvertes d’une herbe drue et fine, ça et là, des vaches paissent en liberté. C’est la Suisse classique dans tout son pittoresque, rien n’y manque, les hauts sommets neigeux, les” abrupts immenses, les sapins et les mélèzes. L’oeil se repose volontiers sur les détails de ce paysage alpestre. Mais la vallée est subitement fermée par une masse, vraiment prodigieuse, d’énormes blocs, entre lesquels la rivière bondit et s’élance de cascade en cascade. C’est la moraine terminale de l’ancien

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glacier qui barre la vallée, il faut franchir cet escarpement, c’est une montée raide et pénible de près de deux cents mètres en altitude, à accomplir parmi les blocs de toutes tailles, jettés là comme au hasard, dans des positions fantaisistes, qui rappellent parfois les grands dolmens du nord ; on revoit là, les pierres branlantes, les menhirs et les cromlech. La végétation des arbres a cessé, le sol couvert de mousses et de lichens, nourrit péniblement une maigre végétation qui va bientôt disparaître complètement; ce ne sont qu’éboulis, rocs décharnés de formes fantastiques, vallons désolés et pics de sinistre apparence.

   L’on arrive ainsi aux premiers lacs. Impossible de se figurer rien de plus triste que cette région, les lacs, reflétant la couleur des roches environnantes, ont une teinte noire, qui jointe à l’immobilité absolue de leur surface, qu’aucun souffle ne vient rider,’ les rend semblables à des amas de bitume, les sommets du Bégo, du Capelet et de la Cima del Diavolo, décharnés, ravinés, horriblement tourmentés par les avalanches, semblent d’immenses squelettes d’êtres infernaux ; un silence de mort règne, et si, le coeur serré, le touriste.veut, en parlant haut, animer un peu cette affreuse solitude, aucun écho ne répond à la voix. On dirait, que les ondes sonores ne peuvent pas se propager dans ce milieu pesant.

   C’est au pied même du mont Bégo, entre le dernier des lacs Lunghi et le premier lac des Merveilles que se voient les sculptures préhistoriques. Je les retrouvais facilement à l’aide de la description fort exacte qu’en a donné M. L. Clugnet, sa petite carte surtout, est une providence véritable pour le voyageur.

   Les sculptures sont gravées sur des roches basaltiques à base de pyroxene, remarquablement polies sur une de leur face, par le transport glaciaire, elles sont toutes sur la rive droite du ruisseau, qui du lac des Merveilles descend aux lacs

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Longs ; une partie, sur des blocs isolés tombés aujourd’hui dans le fond du ravin et l’autre, sur des murs de rochers polis de la même façon et sur lesquels, le glacier en descendant, a tracé de longues moulures qui ressemblent à des corniches monumentales, cela donne à cet endroit un aspect particulier; on se croirait en présence d’un immense monument en ruines, autrefois dédié à quelque divinité terrible.

III

   Ces sculptures représentent des têtes d’animaux, surtout de ruminants ; on peut y distinguer le cerf, l’élan, l’aurochs, le bouquetin, le mouflon, le chevreuil et le chamois ; et avec beaucoup moins de certitude, le bélier, le bouc ou le boeuf.

   Après les crânes d’animaux, l’on voit surtout une grande quantité d’armes en pierre et, quoiqu’on on ait dit, en bronze. J’y reconnais la hache, le poignard, le marteau en pierre, quelques crocs ou fourches, peut-être en corne, et des harpons en bronze, des massues en bois dur, et d’autres instruments de chasse et de pêche. On y voit encore quelques filets, et de nombreuses claies, qui devaient servir à barrer les clus où l’on amenait le gibier; mais je me refuse absolument à reconnaître dans ces quadrillés des filets à transporter du foin. Tels sont les sujets qui sont les plus nombreux sur les rocs polis du Val d’Enfer; mais à côté de cela, il y a des pièces uniques ou rares. Ce sont des paniers, des peaux d’animaux (des fauves, probablement des lynx), un homme armé d’un poignard et enfin des roues ; l’on sait que la roue, symbole du soleil chez les Gaulois, était portée comme amulette par les peuples de race celtique ; on a retrouvé partout, dans les tumulus, cet ornement, en bronze, en os, ou gravé sur des poteries, et même sur des lampes préromaines. Le croissant (la lune) et la roue (le soleil) étaient partout regardées comme des divinités préservatrices de tout malheur. La roue peut avoir un nombre pour ainsi dire

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indéfini, de rayons ; on en trouve de 2, de 4, de 6 et de 10, et jusqu’à 16 rayons ; elle perd quelquefois son cercle et se change alors en étoile ou en croix, suivant le nombre de rayons quelle possédait. M. de Mortillet, Revue d’anthropologie, IV, 1876, a prouvé que c’était bien à des amulettes que l’on avait à faire (1).

   M. Léon Clugnet, après avoir, avec raison, rejeté parmi les contes de ma mère l’oie, la fable qui veut faire de ces sculptures des monuments Carthaginois, après avoir également écarté l’hypothèse qui voulait y retrouver des caractères hiéroglyphiques d’une langue inconnue, se refusant à y voir une écriture symbolique destinée à conserver le souvenir d’événements. importants, conclut en les attribuant à des pâtres désœuvrés qui, pour charmer de longues heures destinées à la garde des troupeaux, se seraient amusés à représenter sur ces rocs, les objets auxquels leurs regards étaient le plus habitués.

   Cette explication ne supporte pas cinq minutes d’examen sérieux ; et tout d’abord, que seraient allés faire des troupeaux à une altitude moyenne de 2,300 mètres au-dessus du niveau de la mer ; à cette altitude, la végétation phanérogamique a disparu, pour faire place à une végétation exclusivement cryptogamique ; or, si à défaut de toute autre pâture, l’on peut admettre que des ruminants se nourissent de mousses et de lichens, il est inadmissible que des troupeaux qui avaient, tout autour du Val d’Enfer, des riches pâturages plus qu’il ne leur en fallait, soient venus se perdre, pendant de longues heures, dans ces régions désolées où ne croissaient que des pâturages de qualité tout-à-fait inférieure. Ce n’était pas non plus pour y chercher de l’eau, qui abonde dans toutes les

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(1) Voy. dans les matériaux, t. VIII, livr. 8°, 1877, Les Kourganes de la province de St-Pétérsbourg, par Wladimir de Mainof, p. 352 à 361.

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belles vallées environnantes, que l’on peut admettre leur séjour dans le Val d’Enfer ; et, pour ma part, je suis persuadé que les troupeaux qui ont passé, qui passent et qui passeront par la région d’Enfer, n’y ont cherché et n’y cherchent qu’un passage raccourci pour se rendre d’une vallée dans l’autre.

   En second lieu, si ce sont des bergers qui ont gravé ces figures sur les roches du Val d’Enfer, pourquoi n’y en a-t-il pas ailleurs, dans les autres vallées, où l’action glaciaire est tout aussi intense qu’au Val d’Enfer ? pourquoi n’en voit-on point notamment dans la belle vallée de Fontanalba, dans celle de la Gordolasca? et pourquoi enfin, ces bergers n’ont ils gravé que des armes de chasse et de pêche, pourquoi n’y voit-on pas de maisons, de charrue, etc. etc., pourquoi, parce que ce ne sont évidemment pas des bergers qui les ont gravées, parce qu’il ressort de l’ensemble de ces sculptures, un caractère général, qui a échappé à M. L. Clugnet, comme à ses prédécesseurs, qui n’ont étudié que les objets représentés, sans se préoccuper du cadre qui les contenait.

   Si, au contraire, l’on ne sépare pas les sculptures d’avec toute la région d’Enfer, si l’on considère, en un mot, le monument dans son ensemble, on est tout d’abord frappé d’une chose: les noms des sommets, des vallons et de combes, des lacs et des ruisseaux se rapportent tous à l’idée d’un culte ancien à quelque divinité infernale.

   Le val d’Enfer, la cîme du Diable, le lac Charbon, le lac de la Folle (lago della matta) les lacs du val des Sorciers (laghi di val Masca) ; sans compter le mont Bego, qui peut venir du vieux mot celtique beg, qui signifie mauvais, qui porte malheur, le mont Macruera dont le nom signifie maigre, décharné, improductif, le passage de Lappe, qui rappelle, en italien, l’idée d’une peur soudaine, etc., etc. Et, ce n’est pas seulement l’aspect triste, désolé même de cette

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région qui a du lui attirer cet ensemble de noms; car il y a, dans la chaîne des Alpes-Maritimes, quantité de lieux aussi désolés, dont les noms n’offrent pas ce caractère. Il faut donc chercher autre part, la cause de ces dénominations caractéristiques.

   Cette cause, la voici, dans l’antiquité la plus reculée, à l’époque où furent gravées sur les roches Val d’Enfer, les figures que nous étudions aujourd’hui, on rendait en ce lieu, un culte à quelque divinité inconnue ; terrible ou tutélaire, j’essaierai plus bas de le rechercher dans l’étude du monument, mais ce culte a duré longtemps ; puisque, commençant à une époque bien rapprochée de l’âge paléolithique, il a persisté jusqu’à l’âge de bronze, comme je le prouverai bientôt et que pendant tout cet énorme laps de temps, les chasseurs, soit pour se rendre favorable la divinité du lieu, soit pour la remercier d’exploits cynégétiques, venaient au Val d’Enfer, graver la figure abrégée du gibier abattu, de l’arme qui l’avait frappé ou de l’engin qui avait servi à le prendre.

   Il est à présumer que l’aspect monumental de ces grands murs de rochers polis et striés, que ces moulures dont ils ne pouvaient s’expliquer la présence en ce lieu, ont dû de tout temps, attirer l’attention d’hommes grossiers et primitifs, comme les populations préhistoriques. Quelques chasses heureuses accomplies dans ce vallon resserré, éminemment propre à l’établissement des claies de barrage, et l’amour du merveilleux aidant, est-il étonnant, que des hommes ignorants, pour lesquels las phénomènes de la nature tels que la foudre, ou la grèle, ne pouvaient être que des manifestations d’une puissance occulte; est-il dis-je, étonnant que ces hommes, aient songé à placer, dans un lieu aussi bizarrement décoré, d’où partaient souvent ces terribles phénomènes, le séjour de la divinité qui devait y présider.

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   Le culte une fois établi, il est tout naturel de penser que les habitants de ces hautes vallées, prirent l’habitude de venir rendre hommage à la divinité du lieu. Après la conquête, les Romains suivant leur usage, laissèrent les habitants paisiblement adorer leur dieu et accomplir leurs cérémonies mystérieuses dans le Val d’Enfer. Mais au paganisme romain, succéda le christianisme, qui ne laissa subsister lui, aucune trace du culte ancien, c’était un culte diabolique, c’était le diable en personne qui habitait ces vallons, cette région maudite fut donc appelée la région de l’Enfer, le sommet qui la domine devient le mont du Diable, ceux qui les visitaient furent des sorciers, etc., etc., de là cet ensemble de noms typiques.

   On le voit, mes conclusions diffèrent absolument de celles de M. Clugnet quant à l’origine de ces sculptures; tandis qu’il n’y voit que des croquis informes dus à des pâtres désœuvrés, j’y reconnais moi, des sortes d’ex-voto gravés par une population superstitieuse et guerrière, en l’honneur d’une divinité inconnue, dont le culte mystérieux était célébré dans la haute vallée, aujourd’hui nommée Val d’Enfer.

   De quel ordre était cette divinité; était-ce un Dieu bienfaisant, dont on implorait la bonté ; était-ce au contraire, une divinité terrible, que l’on cherchait à se rendre propice, par des sacrifices et des offrandes. S’il faut se fier au cadre environnant, la divinité qui avait élu domicile en un lieu pareil ne pouvait être que terrible, car, non seulement, elle habitait l’un des coins les plus désolés du massif Alpin, mais encore et surtout, elle présidait à des orages terribles qui se formaient continuellement dans cette région, que la neige rendait inabordable pendant six à huit mois de l’année. Les roulements du tonnerre, alors comme aujourd’hui, s’y faisaient entendre, presque chaque jour, pendant la mauvaise saison; des orages de grêle, des avalanches épouvantables en partaient, il est

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donc à présumer que la divinité de ces régions maudites appartenait à la classe des dieux malfaisants et peut-être faut-il rechercher son nom dans celui qu’a conservé le mont Bego, qui domine immédiatement le Val d’Enfer.

   Cette supposition, expliquerait encore, pourquoi lés habitants, pour se rendre propice ce dieu du mal, accompagnaient parfois leurs gravures, de l’amulette qui devait les préserver dé tout malheur dans leurs voyages et dans leurs chassés. C’était peut-être pour conjurer le mauvais vouloir du Dieu terrible.

IV

   Monsieur Léon Clugnet, qui a dessiné 150 des figures gravées sur les rocs du Val d’Enfer, a laissé peu de choses à faire à ses successeurs, mais s’il reste peu à faire connaître, il reste presque tout à déterminer, car si j’accepte quelques unes des déterminations de cet auteur, je suis d’un avis diamétralement opposé au sien pour d’autres et notamment pour les têtes de bœufs, ainsi, les figures 17 et 26 de la planche III de cet auteur ne sont pour moi que des biches, le n° 32 de la même planche pourrait à la rigueur se rapporter à un bœuf, ainsi que quelques autres figures de cette planche, mais si l’on étudie bien la position des cornes et leurs dimensions on admettra avec moi que c’est plutôt l’aurochs qui a servi de modèle à ces dessins primitifs.

   J’ai divisé la planche qui accompagne ce mémoire en six parties, dont cinq, représentent des groupes de sculptures, ce sont des réductions pantographiques au 1/4 de la grandeur naturelle, faits sur des estampages. Ils offrent, comme on le voit toutes les garanties d’exactitude désirables. Dans la sixième partie, j’ai reproduit quelques dessins de M. L. Clugnet, qui m’ont parus nécessaires à la clarté de mon travail.

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   Le n° 1 de ma partie I, est une tête d’aurochs avec les oreilles. L. Clugnet pl. IV fig. 30 en représente une analogue si ce n’est la même ; les nos 2 et 3 de cette même partie me paraissent peu déterminables à cause des injures que leur a fait subir le temps, les nos 4, 5 et 6, sont des harpons, fourches ou épieux en bois dur ou en corne, le numéro 7 dont la partie supérieure est endommagée pourrait représenter une grenouille ; cet animal est très-abondant aux lacs des Merveilles et chaque année, les ouvriers de la mine de Vallauria en recueillent de grandes quantités. Le n° 8, paraît en assez mauvais état, mais si endommagé qu’il soit, je suis porté à y voir une sorte de panier analogue à ceux dont on se sert aujourd’hui pour la pêche du homard. Ce sont des engins formés d’un cylindre d’osier fermé par un bout, dans lesquels l’animal entre par un trou, ménagé à cet. effet, à l’autre bout ; ce trou, en forme d’entonnoir, permet difficilement le passage à l’entrée et s’oppose à la sortie, de sorte qu’une fois rentré, l’animal est prisonnier dans cette cage et le pêcheur n’a qu’à retirer l’engin de l’eau pour se rendre maître de sa proie. Il est probable, si je ne me trompe pas dans ma détermination, que ces engins servaient à prendre des écrevisses. Le n° 9 est un harpon qui me paraît en bronze, il semble en effet que l’une de ses branches est terminée en pointe de flèche. M. L. Clugnet pl. V, n° 7, en a représenté un, beaucoup mieux conservé, dans lequel il est impossible, à mon avis, de ne pas reconnaître un instrument de métal.

   Le n° 1 de ma deuxième partie représente une de ces claies qui, de tous temps, ont servi à barrer le passage au gibier poursuivi ; le n° 2 est une massue en bois dur ; le n° 3 peut être un harpon ; le n° 4 est certainement une hache de pierre qui par sa forme paraît se rapprocher de l’âge paléolithique;

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le n° 5 me paraît être un mouflon, à cause de l’épaisseur des cornes ; il en est de même de la figure qui suit.

   Dans la IIIme partie, le numéro 1 est, à n’en pas douter, une hache néolithique, c’est un des instruments les plus nettement représentés, au dessous, fig. 2, on voit le haut d’une tête de cerf, la partie basse n’existe plus aujourd’hui et le museau manque en entier ; la fig. 3 représente encore une tête de cerf; les fig. 4 et 5 des claies de chasse.

   La figure 1 de ma IVme partie est un panier, M. L. Clugnet en a dessiné un analogue pl. V, n° 8; le n° 2, quoique bien maltraité par les agents atmosphériques, paraît être une tête cornue attribuable à un aurochs et le n° 3 une tête de cerf.

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Sculptures Préhistoriques du Val d’Enfer – Réduction pantographique 1/4 grandeur

   Les nos 1 et 2 de la Vme partie sont trop dégradés pour pouvoir être déterminés ; le n° 3, est une arme de pierre, qui quoique se rapprochant du n° 1, partie III de ma planche, paraît être d’un style plus archaïque, les bords ne sont pas aussi nettement dessinés, le talon est plus fort, en un mot, je suis porté à y voir une arme se rapprochant de l’époque paléolithique. Les figures 4 et 5 sont pour moi des énigmes ; quand aux nos 6 et 7 ce sont des fourches de chasse.

   Le n° 1 de ma sixième partie, Clugnet, pl. VI, n° 24, est une amulette, c’est la roue, pendeloque que l’on retrouve partout chez les peuples préhistoriques:; comparer avec les objets de même nature dessinés dans les Matériaux pour servir à l’histoire de l’homme8, j’ai déjà dit ci-dessus mon sentiment à ce sujet. M. Clugnet pense que ce sont des dessins dus à l’imagination plus vive de quelque pâtre désœuvré, je n’insiste pas sur ma détermination qui me paraît inattaquable à tous les points de vue. Le n° 2 que M. Clugnet qualifie (un oiseau), n’est pas autre chose qu’un homme armé, brandissant

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(1) Vladimir de Maïnoff :les Kourganes de la prov. de St-Pétersbourg. (Les Mater., 13meann., 2 sér. t. VIII. 1877. 8melivraison, p. 352 à 361.

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de la main droite un poignard et de l’autre un objet difficile à déterminer ; le n° suivant est un marteau de pierre ; et les n°s 4 et 5 se rapportent aux amulettes en roue, ce sont des types connus et depuis longtemps déterminés. Le n° 6, (Clugnet, pl. V, fig. 2) est une hachette forme néolithique avec son manche en bois.

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Sculptures Préhistoriques du Val d’Enfer – Réduction pantographique 1/4 grandeur

   On le voit, d’après les quelques reproductions qui accompagnent ce mémoire, il ressort incontestablement, selon moi, du groupement des figures, qu’à l’exception de l’homme armé, aucune scène vivante n’est représentée, sur les rochers du Val d’Enfer ; on n’y voit que des objets séparés, d’âges parfois différents, gravés dans un désordre tel, qu’il est impossible d’y trouver une suite d’idées et par conséquent d’y reconnaître des représentations symboliques de scènes de guerre ou de chasse. Ce sont des gravures faites individuellement et à des époques souvent fort éloignées l’une de l’autre, dont le le caractère votif me paraît peu contestable ; M. Clugnet, planche IV, fig. 33, a reproduit un trophée de crânes d’animaux qui, sans cette explication, serait peu compréhensible. Mais ce qui ressort d’une façon indéniable pour moi, c’est le long espace de temps écoulé entre les plus anciennes et les plus récentes de ces sculptures ; les planches de M. Léon Clugnet, bien mieux que les miennes, peuvent servir à démontrer ce fait et si l’on veut comparer les n°s 2, 10, 45, 51, planche III, avec les nos20, 25, 41, pl. IV, et ces derniers avec les nos2, 3, 9, 16, pl. V, on trouvera trois séries d’armes de pierres, attribuables la première aux âges paléolithiques, la deuxième au néolithique pur, et la dernière au néolithique accompagnant des objets de bronze. Quant aux objets de métal, il me paraît difficile de ne pas reconnaître comme tels, les n°s 43, pl. IV, et 6, 7, 15, pl. V.

   La plupart de ces sculptures sont, comme je l’ai dit, gravées

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sur des roches basaltiques à base de pyroxène de couleur grise, d’autres sont sur des blocs de schiste talqueux vert. La façon dont la gravure est faite est remarquable, le trait est totalement banni et remplacé par une infinité de petits trous circulaires plus ou moins rapprochés les uns des autres selon que le graveur a voulu donner plus ou moins de soin à sa gravure. Ces trous sont certainement faits avec des instruments dé silex, car j’ai attentivement étudié un grand nombre de ces gravures et aucune d’entre elles ne m’a fourni de traces métalliques, d’ailleurs ainsi que l’a fait remarquer M. Clugnet, ces sortes de travaux se font plus facilement avec des instruments de silex qu’avec des métaux.

   Tels sont les résultats de ma course au Val d’Enfer, mes conclusions seront-elles acceptées par les savants qui déjà se sont occupés des lacs dès Merveilles. J’en ai le ferme espoir, mais en serait-il autrement, que je m’applaudirais encore, si ces quelques lignes contribuaient à exciter la curiosité de quelque Champollion, qui plus heureux que moi, trouverait une explication plus plausible que celle que je propose aujourd’hui.

Ed. Blanc

Correspondant du Ministère de l’Instruction publique,
pour les Travaux Historiques.

 


Original reference:

Blanc E., 1878. Étude sur les sculptures préhistoriques du Val d’Enfer près des Lacs des Merveilles, Mémoires de la Société des Sciences Naturelles & Historiques des Lettres et des Beaux-arts de Cannes et de l’Arrondissement de Grasse, Tome VII, 1877-1878, pp. 72-87, 1 pl. h.t..

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